V
En chevauchant sur la route boueuse et bruineuse qui menait au nord et à Port-Glas, Tessa commença à réaliser deux choses. Un, un manteau en velours ne servait à rien contre la pluie ; et deux, ma’ame Wicks avait une opinion sur tout. Une ferme n’était pas une simple ferme, c’était un « abus scandaleux de poutres et un gaspillage de bonne peinture », tandis qu’un tas de rondins, au lieu de rester un tas de rondins, devenait « du chêne : idéal pour les coffres, la menuiserie et les instruments de traite mais totalement inadapté pour les horloges, les tables et les récipients décoratifs ». Ma’ame Wicks disait moins ces choses qu’elle les décrétait, pareille à quelque déesse irritable dispensant sa sagesse à de pauvres mortels trop stupides pour saisir ce qui était bon pour eux.
« Ce pré, là-bas, indiqua ma’ame Wicks, assise bien haut sur son cheval, le dos bien droit. Il appartient aux moines de l’île Ointe. Un bon pâturage, mais impossible à semer au printemps. »
Tessa hocha la tête, priant pour que la digne femme ne juge pas nécessaire de s’étendre sur les raisons qui rendaient ce terrain impossible à semer – elle se sentait trempée, misérable, percluse de douleurs, et s’en moquait éperdument.
C’était le milieu de la journée. Leur petit groupe de cinq personnes avait quitté Kilgrim la veille à midi et passé la nuit dans une minuscule auberge de bord de route que ma’ame Wicks avait décrite comme « un vaste élevage de champignons, de moisissure et de péché ». Tessa avait plutôt apprécié l’endroit – au moins avait-il des chandelles et des portes. Ils avaient tous couché en bas dans la salle commune, près du feu, et la dernière chose qu’avait pensée Tessa en s’enroulant dans sa couverture était Jamais je ne parviendrai à m’endormir sur cette terre battue. Ma’ame Wicks l’avait arrachée à l’aube à un profond sommeil, en la pressant de se brosser et de s’attacher les cheveux au nom de la décence puis d’avaler un bol de petit-lait pour prendre des forces. Tessa avait rassemblé ses cheveux en chignon bien serré mais refusé de boire le petit-lait qui, pour autant qu’elle puisse en juger, était une sorte de dérivé liquide du fromage empestant le lait caillé.
Une nuit de sommeil ne lui avait pas suffi. Tessa avait encore plus mal qu’avant, en des endroits nouveaux et passablement alarmants : à la base du dos, à l’intérieur des cuisses, et dans les colonnes de muscles de part et d’autre de son cou. Son estafilade à l’épaule gauche se refermait déjà. En nettoyant le sang figé autour, elle avait eu la bonne surprise de constater qu’elle était petite et peu profonde. Et propre, surtout, détail qui avait son importance considérant qu’elle se l’était faite avec un clou rouillé sur le montant de la porte de l’auberge.
Tessa tira sèchement sur ses rênes, guidant sa monture autour d’un gros nid-de-poule. Elle ne voulait plus repenser à ce soir-là. Elle ne voulait pas songer à Ravis ni à sa relation avec Violante d’Arazzo. Arriver jusqu’à l’île Ointe était la seule chose qui comptait, et tout le reste pouvait attendre. Elle devait poursuivre de l’avant. Ce n’était pas tant une question de choix que l’image des harras et de ce qu’une armée de ces monstres était capable de faire, ainsi que l’idée d’une série d’enluminures dont l’exécution s’était étalée sur vingt et un ans.
« Que savez-vous de l’île Ointe, ma’ame Wicks ? » s’enquit Tessa, gardant un œil sur la route. Le chemin se détériorait rapidement sous la pluie. Ils traversaient une campagne plate et banale : des buissons bas, quelques arbres rabougris, un champ labouré de temps à autre et des berges couvertes de roseaux en amas circulaires ou en lignes tortueuses, marquant des mares profondément enfoncées et des ruisseaux invisibles. Si la route ne se dressait pas plusieurs pieds au-dessus du terrain environnant, elle aurait été complètement inondée à cette heure. Tessa se demanda pourquoi on s’était donné la peine de la construire en premier lieu.
« Ce n’est pas un endroit pour une femme, cracha ma’ame Wicks en secouant la tête avec hargne. En aucun cas. Ma fille a le même âge que vous, ma petite dame, et je peux vous dire que les terres entre Kilgrim et Hayle auront disparu proprement au fond de l’océan avant que je l’autorise à mettre un pied là-bas. »
Tessa poussa un petit soupir. La discussion s’annonçait laborieuse. Jetant un coup d’œil autour d’elle afin de s’assurer qu’aucun des hommes ne se trouvait à portée d’oreille, elle demanda : « Pourquoi cela ? »
Ma’ame Wicks secoua encore un peu la tête pour faire bonne mesure. « Parce que c’est un mauvais endroit, voilà tout. Les moines n’aiment pas les femmes, pour commencer. Ils prétendent qu’elles les détournent de leur travail. Mon beau-frère Moldercay serait encore là-bas aujourd’hui si un jeune tendron n’avait pas accroché son regard. » Ma’ame Wicks eut beau secouer la tête pendant toute sa tirade, ses cheveux ne bougèrent pas d’un pouce. Bien qu’ils reçoivent la pluie depuis une heure, sa coiffure demeurait parfaitement inchangée. « Ç’a été plutôt une bonne chose en fin de compte, notez bien. Les Wicks ont toujours été faits pour les affaires.
— Votre beau-frère vivait sur l’île Ointe ?
— Aye. Il tenait les registres. Il avait une bonne main, mais un œil prompt à s’égarer. Et pas uniquement sur les femmes, croyez-moi. Cet homme ne peut pas regarder quoi que ce soit sans avoir aussitôt envie de l’ouvrir, de le déballer ou de le déshabiller ! » Ma’ame Wicks lâcha un petit bruit désapprobateur. « Bien sûr, ce n’est pas des Wicks qu’il tient cela. Oh non, par mes souliers, certainement pas ! Cela lui vient du côté de sa mère, les Pollier. Je ne connais pas un Pollier qui ne soit pas réputé pour fourrer son nez partout. Quelle honte. Enfin, c’est parfois bon pour les affaires.
— Que fait Moldercay aujourd’hui ?
— Gardien d’ossements », répondit Ma’ame Wicks, avec une fierté un peu contrainte. « Il possède son propre ossuaire à Port-Glas – tous les braves gens viennent lui confier leurs os. Aucune traînée, aucun mendiant ou autre coquin ne s’est jamais retrouvé dans son chaudron. »
Son chaudron ? Tessa frémit ; cela ne lui évoquait rien de bon. « Il a donc été chassé du monastère pour être tombé amoureux ?
— Non, ma petite. Vous êtes bien comme ma fille, Nelly – trop occupée à réfléchir pour écouter. Vous devriez prêter plus attention à ce que je dis. Moldercay n’a pas été chassé – nul n’est jamais renvoyé de l’île Ointe. Il faudrait un miracle pour convaincre ces saints hommes au cœur et au visage de pierre de libérer l’un des leurs. Non, par le ciel. Moldercay a choisi de partir afin de pouvoir épouser la fille. »
Ma’ame Wicks s’installa plus confortablement sur sa selle tout en réussissant le tour de force de garder le dos raide comme un piquet. « Les saints pères ne se rendirent pas sans combattre, croyez-moi. Ils firent jeûner Moldercay pendant treize jours avant d’accepter de le laisser partir. Le pauvre était si fébrile qu’il s’engagea sur la chaussée à la marée montante. Il dut terminer à la nage jusqu’au rivage. Il n’a plus jamais remis un pied dans l’eau depuis ce jour-là, et je ne l’en blâme pas. L’eau de mer est peut-être bonne pour les yeux ou pour faire vomir, mais c’est un vrai désastre pour la peau ou les dents. Ce n’est pas moi qu’on verra s’y tremper. Je préférerais encore mariner dans la lessive pendant une semaine. »
Ne trouvant rien à répondre à cela, Tessa demeura silencieuse un moment, à réfléchir. Les trois hommes du groupe chevauchaient quelques pas en avant. Elle leur avait à peine adressé la parole sinon pour les saluer avec un hochement de tête. Ma’ame Wicks affirmait que cela n’aurait pas été convenable. Et elle l’avait dit suffisamment fort, avec un regard circulaire, pour que les trois hommes reçoivent le message et se tiennent à distance respectueuse depuis lors.
« Nous arrivons à la Vieille Sirène, ma’ame Wicks, cria le plus âgé en se retournant. Voulez-vous faire une petite halte ou continuer ?
— Continuons, Elburt. Si nous nous arrêtons maintenant, nous risquons d’arriver à Port-Glas après la nuit. Et il n’est pas question de traverser la ville dans le noir comme des catins à cheval ou des espions venniques. En aucun cas. »
Elburt grommela, mais dans sa barbe.
Tessa ne prêta guère attention à cet échange ; elle s’était vite habituée aux manières autoritaires de ma’ame Wicks. Son esprit était tout entier tourné vers l’île Ointe. Avec un peu de chance, elle y serait peut-être dès ce soir.
Cherchant des doigts la bague accrochée à son cou, elle demanda : « Pourquoi les saints hommes sont-ils aussi réticents à voir partir l’un des leurs ? »
Ma’ame Wicks inspira profondément afin de faciliter sa réflexion. Au bout d’un moment, elle haussa les sourcils et relâcha son souffle. « Les secrets, la suspicion et leur seconde nature. »
Tessa ne fit pas de commentaire, attendit simplement que ma’ame Wicks développe sa pensée. Ce qu’elle fit.
« Ces saints hommes gardent leurs secrets depuis si longtemps que cela fait partie de leur nature aujourd’hui. Ils forment un groupe très fermé, voyez-vous ? Parce qu’ils vivent isolés sur cette île tout au long de l’année. Il leur arrive de rester coupés de la terre pendant plusieurs semaines, en hiver, et même quand la chaussée est découverte, les visiteurs doivent l’emprunter en toute hâte s’ils ne veulent pas se faire surprendre par la marée. Là-haut, perchés au sommet de leurs tours en spirale, sans rien d’autre en dessous d’eux que la mer et les rochers, il leur est facile d’oublier le monde réel. Ils ne veulent rien avoir à faire avec la Sainte Ligue du continent. Oh non, par mes pousses de printemps, rien du tout ! Ils ont leur propre petit monde secret, ça oui, avec leurs propres desseins cachés et leurs petites alliances furtives. » Ma’ame Wicks secoua tout son corps avec sa tête. « Si vous voulez mon avis, Moldercay a rudement bien fait de s’en aller. »
Tessa resserra les pans de son manteau, prenant subitement conscience de la pluie et du froid. Elle avait mal partout, avec la sensation que des esquilles tranchantes remontaient le long de sa colonne vertébrale. Son cuir chevelu la démangeait.
La Vieille Sirène se révéla être une auberge basse au toit plat juste à l’est de la route. De la fumée s’échappait de sa cheminée en une ligne brisée, et l’enseigne au-dessus de la porte était presque effacée, ne laissant plus que les i. En découvrant cet établissement lugubre, Tessa fut heureuse de ne pas s’y arrêter.
« Cet homme est fou, si vous voulez mon avis, décréta ma’ame Wicks en passant devant l’auberge avec Tessa. Voilà des années, des dizaines d’années même, que les affaires sont mortes par ici ; et cependant, il persiste à conserver ce bouge. »
Tessa se redressa sur son cheval et fit un tour d’horizon. Quelques bâtisses jalonnaient çà et là le paysage hérissé de roseaux, mais toutes semblaient abandonnées à l’exception de l’auberge. Aucune fumée ne sortait de leurs cheminées, leurs volets claquaient au vent et plusieurs n’avaient même plus de toit.
Suivant le regard de Tessa, ma’ame Wicks expliqua : « Les Venns. Ce sont eux qui ont fait cela. Il y avait un grand village par ici, vingt ans plus tôt, quand les pillards venniques ont lancé leurs premiers raids sur la côte. Aujourd’hui, on ne trouve plus aucun bourg ni hameau à des lieues à la ronde. Les gens se sont repliés vers les grandes villes voilà une dizaine d’années, et ne sont jamais revenus.
— Les Venns ?
— De sales pillards aux yeux noirs et aux traits de fouines venus de l’autre côté de la mer septentrionale. » Ma’ame Wicks fit la moue. « Incapables de travailler la terre ou d’élever du bétail même si leur vie en dépendait, mais ils s’y entendent en matière de poisson salé. »
Tessa repoussa une mèche de cheveux mouillés de son visage. Elle commençait à réaliser à quel point ce monde était vaste. De tout son séjour chez la mère Emith, pas une fois elle n’avait entendu mentionner les Venns. « Et les grandes villes réussissent à se défendre contre ces pillards ?
— Aye, Kilgrim, Palmsey et Port-Confession s’en tirent honorablement. Bien obligé ; le commerce est vital pour elles – la côte doit rester sûre pour les navires marchands.
— Qu’en est-il de Port-Glas ? »
Ma’ame Wicks dévisagea Tessa à travers ses paupières plissées. « Port-Glas n’est pas une grande ville, ma fille. » Elle secoua la tête. « Oh non, par ma pelisse d’hiver, certainement pas ! Eh quoi, elle atteint à peine le tiers de Kilgrim. Et encore. »
Tessa se rassit sur sa selle. Elle commençait à passer pour une idiote et, surtout, ses lacunes éveillaient les soupçons de ma’ame Wicks. Le plus sage aurait sans doute consisté à changer de sujet – orienter la discussion vers les détestations domestiques de ma’ame Wicks, par exemple, comme les portes ou les chandelles –, mais Tessa avait encore une question à poser.
« Puisque Port-Glas est si modeste, pourquoi les Venns ne le pillent-ils pas ? »
Les paupières de ma’ame Wicks se plissèrent encore plus. « Parce qu’il se trouve à peine à une lieue de l’île Ointe. Tout le monde sait cela. »
Plus perplexe que jamais, Tessa chercha un moyen de tirer les vers du nez à ma’ame Wicks sans dévoiler davantage son ignorance. Mais la pluie lui coulait dans le cou, sa main blessée la faisait souffrir à force de tenir les rênes depuis si longtemps et, tout au fond de ses bottes, ses orteils mijotaient dans un bain fumant de laine mouillée ; elle n’était pas d’humeur à la subtilité et ne trouva aucun prétexte habile. Elle voulait seulement savoir.
« En quoi la proximité de l’île Ointe a-t-elle le moindre rapport avec tout cela ?
— Les jeunes femmes, de nos jours ! » Ma’ame Wicks pesta si fort qu’elle s’en postillonna sur le menton. « Vraiment ! Que vous voyagiez seule est déjà suffisamment condamnable, sans que vous ignoriez tout de votre destination et de ce qui vous y attend. Si vous voulez mon opinion...
— Je ne veux pas de votre opinion, l’interrompit Tessa, trempée, courbaturée, et qui arrivait rapidement à bout de patience. Dites-moi simplement ce qui tient les Venns à distance de Port-Glas. »
Ma’ame Wicks rejeta la tête en arrière comme si on venait de lui lancer quelque saleté à la figure – une tomate pourrie, ou peut-être un os à demi rongé par les chiens. Ses lèvres remuèrent un moment. Tessa aurait presque juré entendre ses dents grincer. Enfin, la digne femme hocha solennellement la tête et déclara : « Vous pourriez être une Wicks avec un tempérament pareil. »
Tessa conserva un visage de pierre. Elle n’était pas certaine que ce soit un compliment. « Port-Glas ? insista-t-elle.
— C’est bon, c’est bon. » Ma’ame Wicks tira sur ses rênes pour écarter son cheval d’une motte herbeuse particulièrement appétissante. « Eh bien, cela n’a rien à voir avec la ville, pour sûr. C’est à cause de l’abbaye sur l’île Ointe. Elle existe depuis neuf siècles, voyez-vous, et au cours des cinq cents dernières années, aucune armée d’invasion n’a jamais débarqué sur l’île. Rien que depuis ma naissance, pourtant, nous avons connu les raids des Venns, des Balgedains et des Hoks, mais aucun d’eux ne s’est risqué à moins de vingt lieues de l’île. » Ma’ame Wicks hocha la tête, comme s’il s’agissait là d’une chose parfaitement naturelle. « C’est une tradition. Personne ne touche à l’île.
— Pourquoi donc ? » En disant cela, Tessa aperçut la mer. C’était une bande grisâtre mouchetée de blanc à l’est. Le vent se levait, et la pluie qui la cinglait au visage prenait un goût de sel. Grelottante, elle flatta l’encolure de sa jument. C’était une vieille bête, provenant des propres écuries de ma’ame Wicks, et Tessa lui était reconnaissante pour sa chaleur.
Ma’ame Wicks également avait les yeux tournés vers l’est, mais avant de répondre, elle prit le temps de ramener son regard sur la route comme si elle ne voulait pas risquer d’être distraite par ce qu’elle aurait pu voir en mer.
Ramenant les rênes vers sa gauche, elle dit : « Ma foi, d’après ce qu’on raconte, ce serait un mélange d’histoire et d’ouï-dire. Tout commença il y a cinq cents ans, quand Hierac de Garizon conquit la Maribane. Il n’épargna pas une région du pays, pas le moindre torrent à flanc de colline ou le plus petit galet couché sur le sable. L’homme était un démon assoiffé de sang. » Ma’ame Wicks fit la moue. « Il savait se battre, néanmoins, il faut lui reconnaître cela. Quoi qu’il en soit, étant une brute arrogante comme la plupart des Garizons, il entreprit de parcourir le pays – s’assurant que chacun sache bien qui il était, faisant exécuter tous les pauvres diables qui omettaient de l’acclamer et dénombrant chaque ferme, chaque place forte et chaque village. »
Remontant son menton d’un coup de pouce, comme pour signifier qu’elle en aurait fait tout autant à sa place, ma’ame Wicks poursuivit : « En fin de compte, Hierac aboutit à Port-Glas. Or, la marée était haute à son arrivée, et devoir attendre que la chaussée se découvre le fit enrager comme un archer sous la pluie. Il avait entendu dire que les saints pères cachaient de l’or ainsi que toutes sortes de trésors dans leur abbaye, et il était bien décidé à mettre la main dessus.
« Bref. La marée finit par se retirer et il s’engagea au galop sur le sable humide à la tête de quarante de ses meilleurs hommes, l’épée au clair.
« Personne n’a jamais su ce qui leur arriva sur l’île – certains prétendent que les saints pères leur auraient jeté un sort, d’autres qu’ils les auraient enjôlés par leurs belles paroles et leur rouerie –, mais une heure plus tard exactement, on vit revenir ses quarante hommes. Hierac les avait renvoyés. Il ne voulait pas voir un seul soldat à moins d’un jet de pierre de l’île.
« Hierac lui-même passa la journée et la nuit suivante sur l’île, en conférence avec les saints pères. Lorsqu’il réapparut finalement le lendemain, avec la marée montante qui venait lécher les flancs de son cheval, il annonça que l’île Ointe échapperait à la loi du Garizon et serait exemptée de toute taxe. Aucun représentant du royaume ne devait plus jamais y poser le pied, et tous les soldats de Garizon en repartiraient avec lui pour ne plus jamais y revenir. »
Tessa éprouva un léger tiraillement dans son cuir chevelu pendant le récit de ma’ame Wicks. Malgré la pluie, elle avait la gorge sèche. Elle se prit soudain à regretter la cuisine de la mère Emith. Emith et sa mère lui manquaient beaucoup.
« Hierac tint parole, continua ma’ame Wicks en brisant le fil de ses pensées, et ses hommes et lui se retirèrent de Port-Glas le jour même. Et durant les quarante années de son règne, ainsi que tout au long du règne de son fils – en fait, jusqu’à ce que l’occupation garizonne prenne fin quelque cent ans plus tard –, l’île Ointe demeura un territoire franc. »
Ma’ame Wicks se retourna sur sa selle, fouilla dans ses sacoches, en sortit un flacon verni à bouchon de liège et le tendit à Tessa. « Tenez, buvez. Cela vous réchauffera un peu. Ce n’est pas de l’alcool, attention, seulement ce que je donne à ma Nelly lorsqu’elle me paraît sur le point de prendre froid.
Vous me faites penser à elle, vous savez. Vous êtes aussi têtues et arrogantes l’une que l’autre. »
Touchée par cette brusque sollicitude, Tessa la remercia et prit le flacon.
Ma’ame Wicks écarta ses remerciements d’un revers de bras. « Nous autres Wicks ne pouvons nous empêcher de rendre service. »
Ôtant le bouchon du flacon, Tessa demanda : « Qu’arriva-t-il après la fin de l’occupation ?
— Eh bien après cela, toutes les armées ennemies qui posèrent le pied en Maribane mirent un point d’honneur à éviter l’île Ointe. Pour qu’Hierac de Garizon, le plus grand roi guerrier de tous les temps, ait refusé de s’en emparer, il fallait qu’il ait une sacrément bonne raison. La rumeur enfla, les peurs aussi : le seul fait d’essayer de prendre l’île portait malheur, disait-on. Le fait que nul ne sache ce qui s’était passé entre Hierac et les saints pères ne faisait que pimenter l’histoire. D’aucuns affirment que le Garizon continue à protéger l’île aujourd’hui encore. »
Ma’ame Wicks tambourina avec ses doigts gantés sur l’encolure de son cheval. « Quoi qu’il en soit, l’île Ointe était devenue un territoire interdit. Et elle l’est toujours. On peut dire beaucoup de choses au sujet des saints pères, mais ils ne sont pas stupides. Officiellement, ils clament haut et fort que les sortilèges païens et autres superstitions appartiennent au passé, qu’ils ne sont plus que des hommes de Dieu : des érudits, des prêtres, de simples moines. Et pourtant, ce sont eux qui entretiennent ces vieilles histoires. Par mes jupons d’été, je suis prête à le jurer.
— Il semblerait, observa Tessa en essuyant une goutte de bière au miel sur ses lèvres, qu’Hierac et les saints pères soient parvenus à un accord lors de ce jour et de cette nuit qu’il a passés sur l’île.
— Exactement ! s’écria ma’ame Wicks en rebondissant en avant sur sa selle. C’est ce j’ai toujours soutenu – nous autres Wicks savons flairer une négociation à une lieue. Pour moi, c’est un bon vieux marchandage, et non quelque embrouillamini superstitieux de sortilèges et de malédictions, qui eut lieu ce jour-là sur l’île. » Son sourire avait quelque chose de maternel lorsqu’elle se tourna vers Tessa. « Avez-vous jamais envisagé de vous lancer dans les affaires ? »
Tessa sourit. Elle commençait à apprécier ma’ame Wicks. « Alors, si accord il y a eu, comment se fait-il que l’île continue à en bénéficier si longtemps après la disparition d’Hierac et le départ des Garizons ?
— Ces saints pères ne sont pas des imbéciles. Ils savent que tant que les gens auront peur d’eux et se souviendront des anciennes légendes, on les laissera en paix. »
Tessa hocha la tête, tout en se disant qu’il devait y avoir autre chose là-dessous. Cinq siècles de tranquillité en vertu d’une seule visite du roi de Garizon ? Elle porta machinalement la main à la bague pendue à son cou. Elle la trouva plus chaude de plusieurs degrés que la dernière fois qu’elle l’avait touchée. Abruptement, elle la lâcha.
« Je trouve curieux que Port-Glas ne soit pas beaucoup plus grand que Kilgrim, puisque ses habitants vivent à l’abri des pillages. »
Ma’ame Wicks renifla. « Vous comprendrez en arrivant sur place. C’est une triste bourgade, oui-da. Pas de port à proprement parler en raison des longues plages, pas de source d’eau fraîche digne de ce nom, un sol tout juste bon à y faire pousser des navets... Sans parler des habitants eux-mêmes ! » Faisant signe à Tessa de lui rendre son flacon de bière au miel, elle ajouta : « Il y a aussi la question du climat. Je viens là une fois l’an pour rendre visite à Moldercay – quand Dieu me le permet et que je peux trouver des compagnes de voyage convenables –, et quelle que soit la saison, je suis sûre d’être accueillie par une tempête. »
Tessa regarda en direction de la mer. Le ciel s’était assombri, et des traînées d’écume blanche striaient les vagues étêtées par le vent. La tempête de ma’ame Wicks était pile au rendez-vous.
« Encore combien de temps avant d’atteindre Port-Glas ? » Tessa fut surprise d’entendre un léger tremblement dans sa voix. C’est le froid, se dit-elle. Le froid et cette maudite pluie.
« Quatre heures, si la route reste bonne. Peut-être un peu moins pour peu que ces trois fainéants » – ma’ame Wicks haussa suffisamment la voix pour se faire entendre des trois hommes qui chevauchaient en avant – « veuillent bien presser un peu le pas. »
Elburt, touché au vif, talonna son cheval et bientôt le petit groupe trottait à vive allure. Champs, marécages et lits de roseaux s’éloignèrent derrière eux pour laisser place à une lande d’herbe jaune ainsi qu’à de longues plages sablonneuses. De la boue volait sur le manteau de Tessa et la pluie la cinglait au visage. Le sol était glissant, inégal, et elle s’obligea à se concentrer sur la route. Son regard était constamment attiré vers la mer, cependant. Sa couleur la troublait : elle était d’un autre gris que le ciel. La ligne d’horizon où les deux se rencontraient lui paraissait inhabituellement sombre et dense. Aux yeux de Tessa, elle semblait presque noire. Puis, dans le lointain, elle aperçut une mince silhouette. Une tache au ras de la mer, dotée d'une forme mais d’aucune masse, pareille à une ombre ou au creux d’une fosse béante.
L’air se refroidit dans la gorge de Tessa. Lorsqu’elle respira, son haleine forma un panache blanc.
L’île Ointe.
Saisie de frissons, Tessa tendit le cou en avant, bien résolue à ne plus regarder vers la mer. C’est alors que le vent se mit de la partie. Il soufflait contre ses oreilles avec un sifflement perçant, en tout point semblable à ses acouphènes.
Ravis raccompagna Violante jusqu’au quai. Le vent se levait et, loin à l’est, un banc de nuages sombres se déployait. Les quatre mâts du navire istanien Beau Rivage grinçaient dans le vent, et ses voiles ferlées claquaient impatiemment le long des vergues. Il avait déjà tendu des câbles au remorqueur de trente hommes Taurillon ; il serait prêt à hisser les voiles dans l’heure.
« Une tempête arrive de l’est, observa Violante, en élevant le ton par-dessus le vent. Cela devrait nous aider à sortir du port. »
Ravis chercha une trace de chagrin ou d’amertume dans sa voix mais n’en décela aucune. Il l’étudia à la dérobée. Toute autre femme se serait protégée du vent, aurait rabattu son capuchon sur ses cheveux, resserré les pans de son manteau. Pas Violante. Elle s’avançait dans le vent comme s’il s’agissait d’un vêtement supplémentaire ; l’air frais ravivait les couleurs de ses lèvres et de ses joues, les rafales détachaient quelques-unes de ses boucles et plaquaient son manteau contre son corps, dévoilant ses formes.
Ravis lui toucha le bras. « Vous n’aurez rien à craindre de Malray une fois à Mizerico. J’ai parlé au capitaine. Il vous escortera jusque chez vous. »
Violante sourit en posant le pied sur le ponton. « Vous oubliez qui je suis, Ravis de Burano. Mon père est peut-être lecteur, mais ma mère était un bandit de grand chemin qui a écumé les routes et les collines au nord de Sullin pendant trente ans avant de mourir. Alors, vous me pardonnerez si je n’ai pas peur de Malray ou de ses sbires.
— Vous n’avez pas l’intention de le revoir ? Pas après ce qui s’est passé à l’auberge ? »
Violante se retourna face à lui. « Vous avez perdu tout droit sur moi le jour où vos deux éclaireurs istaniens m’ont remis votre lettre. Par ailleurs, j’ai mes propres affaires à régler avec lui. »
Ravis saisit Violante par le poignet. « Il n’est pas question que vous... » Il s’interrompit brusquement.
« Que je quoi, Ravis ? s’enquit doucement Violante. Que je lui fasse du mal ? Que je le tue ? » Voyant qu’il évitait son regard, elle dit : « Vous l’aimez toujours, n’est-ce pas ? Après toutes ces années, et tout ce qu’il vous a fait. »
Ravis secoua la tête.
Violante fit claquer sa langue contre son palais puis repartit. Aucun d’eux n’ajouta plus rien avant de se retrouver sous l’ombre du Beau Rivage.
« Bien, dit Violante, s’écartant avec élégance pour laisser passer deux débardeurs portant une palette de peaux de moutons. Je suppose que vous allez chevaucher vers l’est ? Rattraper cette fille que vous avez amenée ici ? Je vous ai entendu discuter avec ce gamin rougeaud de chez Wicks. Vous allez devoir vous hâter. Elle a presque deux jours d’avance. »
Ravis acquiesça.
« Vous n’étiez pas obligé de rester avec moi la nuit dernière et aujourd’hui. Vous auriez pu partir hier matin. Votre blessure n’était pas si grave au point de vous empêcher de monter.
— Je tenais à m’assurer que vous embarquiez sans encombre. »
Violante lui décocha son sourire éblouissant, les yeux brillants. « Vous vous sentez en dette envers moi, n’est-ce pas ?
— Je ne veux pas vous voir souffrir.
— Je ne souffre pas. » Le sourire de Violante s’estompa. Elle détourna les yeux. « Vous pouvez laisser mon bagage ici. Le mousse se chargera de le porter jusqu’à ma cabine. »
Ravis ouvrit la bouche, se ravisa puis déposa en silence le bagage de Violante sur les planches en chêne du ponton.
Violante grimpa à bord. Ravis demeura sur le ponton à regarder le Beau Rivage se faire remorquer loin du mouillage, vers les eaux plus profondes de la rade. Il continua à le fixer tandis que l’équipage déroulait les voiles, réglait les haubans et que le bateau s’ébranlait. C’est uniquement lorsque la flèche rouge et or du quatre-mâts eut disparu dans la noirceur du large qu’il tourna les talons et regagna le quai.